Au lieu de soi

Saint Augustin ne parle pas la langue « grecque », ni celle des philosophes, ni meme celle des Peres de l’Eglise. Il ignore la moderne distinction entre theologie et philosophie, n’entendant en cette derniere que l’amour de la sagesse, donc de Dieu et du Christ. Il n’appartient pas a la metaphysique, du moins prise en son sens litteral et historique, le seul digne de discussion. Et c’est pourquoi sa pensee reste toujours controversee et parait incertaine, d’autant plus que progresse l’erudition et les interpretations — parce qu’on lui a impose, consciemment ou non, des lectures metaphysiques qui lui faisaient violence, ou parce qu’au contraire son etrangete resistait a la metaphysique. Il se pourrait donc qu’aujourd’hui il nous precede, nous qui sortons a peine de la metaphysique, lui qui n’y est sans doute jamais entre. Il faut donc le lire a partir de ses propres criteres et intentions : en l’occurrence a partir de ce qu’il nomme la confessio — parler une parole non pas produite, mais recue et, une fois ecoutee, rendue, afin de ne pas tant parler de Dieu, que parler a Dieu, soit dans l’aveu des fautes, soit surtout dans la louange (chap. I). A partir de cet ecart originaire a l’interieur de la parole, il devient possible, inevitable plutot, d’envisager l’acces a soi et son aporie. Car, ici, la certitude d’exister conduit (au contraire du cogito cartesien) a l’inconnaissance de soi. J’habite precisement hors du soi : dans la memoire (l’immemorial, plus encore que l’inconscient) (chap. II). Ainsi j’habite dans le decouvrement non pas theoretique mais erotique de la verite, qu’il faut aimer pour la connaitre (chap. III). Ainsi j’eprouve, au moment d’aimer (ou de hair) la verite, l’indisponibilite de ma propre volonte a elle-meme et mon exposition incessante a la tentation (chap. IV). L’alterite du soi a soi ne pourra jamais se depasser, mais elle peut se penser. Il faut pour cela identifier l’ecart qui fait de je son autre le plus proche, mais aussi le plus definitif. Cet ecart se deploie dans l’evenement du temps lui-meme, ou ce que je suis se deploie precisement et ineluctablement dans la distance, la distraction et l’ecart toute la difficulte consiste alors a user de cette distance comme d’un elan hors de soi, non comme une dispersion en soi (chap. V). L’ecart ambivalent de sa temporalite assigne en fait le soi a sa finitude, ou plus exactement a son statut de creature (chap. VI) : en tant que tel, l’homme n’a pas d’autre essence ni definition que sa reference a Dieu, que son statut d’image renvoyee a la ressemblance de Dieu. Ce qui prend la place du soi, a savoir ce renvoi meme a l’image et ressemblance, ne l’abolit donc pas, mais le reconduit a son lieu unique — a plus que soi, autre que soi, mais plus soi que soi, interior intimo meo. A moins que cet exces sur soi, le soi de l’homme ne trouve pas de lieu ou se poser. — Jean-Luc Marion —